Et le commerce devint triangulaire (2/5)
Reconstitution d'un bureau de négociant à la maison de l'Armateur (Photo G.H.)
2e partie : La traite.
« On me jeta bientôt dans l'entrepont, raconte Equiano, et là mes narines furent saluées comme jamais auparavant dans ma vie : la puanteur était si épouvantable, et il y avait tant de cris, que la nausée et l'abattement m'empêchèrent de manger quoi que ce fût (…) À cause du manque d'aération et de la chaleur ambiante qui venaient s'ajouter au surpeuplement du bateau et à l'entassement des passagers, lesquels pouvaient à peine se retourner, nous faillîmes étouffer. On se mit à transpirer abondamment, ce qui ne tarda pas à rendre l'air irrespirable (…) et répandit parmi les esclaves une maladie dont beaucoup moururent. (…) Cette affligeante situation se trouva encore aggravée par les excoriations dues aux chaînes dont le port nous était devenu insupportable, et par la saleté immonde des baquets de nécessité dans lesquels chutaient souvent les enfants. / (…) Les hurlements des femmes et les gémissements des mourants faisaient de tout cela un spectacle d'horreur à peine concevable ».
Ce témoignage aussi épouvantable qu'éloquent d'un Africain qui fut déporté en 1756, Olaudah Equiano, nous est rapporté dans un livre de Peter Hogg, paru en 1979, intitulé Slavery : The Afro-américain Exprience. Il nous donne une idée assez précise de ce que furent l'horreur et l'abomination qui marquèrent d'une empreinte mortifère la déportation des esclaves noirs vers les colonies américaines.
La France, elle, aura attendu la seconde moitié du XVIIe siècle pour se lancer à son tour, de façon officielle et significative, dans ce commerce d'êtres humains. Pratiqué de fait depuis au moins 1625 dans les îles françaises des Antilles, le commerce et l'exploitation des esclaves sont légalisés par Louis XIV et son ministre Colbert dont l'édit de 1685 vient fixer le cadre juridique de ce commerce. Cette « Ordonnance ou édit sur les esclaves des îles de l'Amérique », communément connue sous le sinistre nom de « code noir » (1), réaffirmait la souveraineté de l'État sur les colonies où s'était développée, entre autres, la culture de la canne à sucre et du tabac, dont la France entendait faire l'un des fers de lance de son économie. La Compagnie des Indes Occidentales, à laquelle Colbert avait donné vie en 1664, en serait l'artisan et la pièce maîtresse, et les esclaves venus massivement d'Afrique la cheville ouvrière.
La position géographique du Havre, porte ouverte sur l'océan, troisième port colonial, contribuait à le doter de suffisamment d'atouts pour lui permettre de rivaliser avec ses concurrents, les autres ports de la côte ouest du pays notamment, dans le commerce avec les Antilles dont, bien évidemment, le trafic des esclaves noirs était devenu une donnée incontournable. Depuis le XVIe siècle, les marins havrais avaient acquis une solide expérience des côtes africaines et de la course transatlantique. Déjà, sous le règne de Louis XIII, des Havrais, colons ou ouvriers agricoles « engagés » avaient été nombreux à s’y installer. Enfin, les riches campagnes du Pays de Caux et le tissu industriel de la vallée de la Seine offraient aux armateurs l'opportunité de se fournir en ces produits divers et variés qui serviront de monnaie d'échange sur les côtes africaines, denrées nécessaires pour l’achat des esclaves. Argument supplémentaire : Le Havre avait déjà l'expérience de la traite négrière puisque le port normand avait été dès 1664 et 1709 une plaque tournante de ce trafic pour le compte des compagnies de commerce à privilèges dont nous avons parlé un peu plus haut. « Avec 30 armements entre 1679 à 1709, bien que loin derrière La Rochelle, Le Havre se situe ainsi au second rang des ports négriers français, un rang qu’elle préserve jusqu’en 1721, écrit Henri Saunier dans les Cahiers des Anneaux de la Mémoire » (2).
Jusqu’en 1721, donc, la traite était restée l'apanage des grandes compagnies, même si des armateurs havrais, tels les Féray, avaient su tirer profit de ce trafic d'êtres humains. Coïncidence ou rapport de cause à effet, cette même année 1721 verra s'amorcer un véritable tournant dans l'Histoire de notre port puisque, cette année-là, Le Havre obtient ces fameuses lettres patentes autorisant ses négociants et armateurs à « commercer librement ». C'est dans ce contexte que les armateurs havrais vont se lancer dans le commerce triangulaire pour leur propre compte.
Néanmoins, dans un premier temps, en dépit de la précieuse autorisation royale, les négociants havrais ne semblent guère pressés de délaisser le commerce maritime traditionnel. Faut dire que l'affaire ne se présente pas forcément sous les meilleurs auspices. En premier lieu, les risques financiers. Ils sont énormes pour les investisseurs qui devront patienter trois ans pour espérer tirer un quelconque profit de l'opération, en supposant bien sûr que l'expédition se termine de la meilleure des façons. Car, de ce côté-là non plus, rien n'est moins sûr. Les aléas d'un très long voyage, naufrage, actes de piraterie, « dépréciation » de la cargaison, etc, laisse planer, eux aussi, un sérieux doute qui maintient les investisseurs sur la réserve. Entre 1722 et 1745, jamais plus de deux expéditions annuelles ne figureront sur le registre des départs au Havre. De 1745 à 1755, on en comptabilise de 3 à 5 au maximum. Les « réussites » que connurent au cours de ces années-là les « téméraires » qui, les premiers, se hasardèrent dans le commerce triangulaire furent-elles à l'origine du regain d'intérêt que l'on observe à partir de 1763 ? C'est fort possible. Toujours est-il que le nombre et la fréquence des expéditions connurent une sensible augmentation progressive qui devait se concrétiser par l'armement de quelque 200 expéditions à la traite négrière dans les dix années 1783-1793. Dans les Cahiers des Anneaux de la Mémoire, Eric Saunier écrit encore : « il faut en fait attendre le début du règne de Louis XVI, voire la fin de la Guerre d’Amérique dont nombre de négriers de la Place ont profité pour européaniser leurs réseaux via la neutralisation des armements, pour voir les Havrais accepter véritablement la reconversion du commerce antillais de la Droiture vers la Traite » (3).
(À suivre…)
1) Ce « code noir » sera complété par la suite par deux autres édits. L'un, rédigé sous la régence de Philippe d'Orléans, sera promulgué en décembre 1723. L'autre, en mars 1724, porte la signature du jeune roi Louis XV, alors tout juste âgé de 13 ans. Ces nouveaux textes tendaient à « améliorer » certains aspects juridiques de l'édit initial.
2) « Le Havre, port négrier : de la défense de l'esclavage à l'oubli », Eric Saunier, HAL archives-ouvertes.fr.
3) « Le Havre, port négrier : de la défense de l'esclavage à l'oubli », Eric Saunier, HAL archives-ouvertes.fr.