Le boulevard Impérial
Le boulevard de Strasbourg au début du XXe siècle
Le vaste espace libéré grâce à la démolition des remparts nord avait ouvert un boulevard, au sens propre comme au figuré, menant, pour la première tranche, de la Gare au nouvel Hôtel de ville, au long duquel administrations, banquiers et compagnies maritimes allaient, par architectes interposés, rivaliser de talent et d’audace pour offrir à la ville quelques-uns de ses plus beaux édifices. En installant sur le boulevard Impérial, futur boulevard de Strasbourg, leurs sièges et leurs bureaux, ils affirmaient avec force et avec éclat qu’ici se trouvait de façon incontestable la nouvelle artère majeure de la cité océane.
Les travaux ne traînèrent guère en longueur, pour une fois, serait-on tenter de dire, puisque, débutés fin janvier 1857, ils furent menés à bien dès juillet de la même année. Ce qui permit à l’Empereur Napoléon III, venu au Havre le mois suivant pour inaugurer la nouvelle ville, de profiter de l’occasion pour inaugurer aussi cette première partie du boulevard.
Et, comme pour donner une légitimité à la nouvelle artère dont l’importance, qui se confirme chaque jour un peu plus, n’a, bien évidemment, échappé à personne, et surtout pas aux édiles départementales, on décide d’y installer les services de la sous-Préfecture. Petit rappel pour mémoire, les sous-Préfectures avaient été créées par l’Empereur Napoléon 1er pour renforcer au niveau local le pouvoir politique et policier de l’État. Elles avaient été instituées par la loi du 28 pluviose an VIII (17 février 1800). Celle du Havre avait d’abord été installée au 33 de la rue des Viviers, avant d’émigrer en 1825 dans les locaux, plus spacieux mais relativement vétustes, des casernes de la Marine, désaffectées depuis que l’Arsenal avait été démantelé. Cette nouvelle bâtisse allait lui offrir, enfin, des locaux dignes de sa mission et du symbole qu’elle représentait.
En 1859, année où l’on inaugurait le nouvel Hôtel de ville, on démarre la construction du bâtiment destiné à l’accueillir. Il est achevé l’année suivante et officiellement inauguré le 6 août 1860. Les instances départementales ayant fait savoir d’emblée qu’elles souhaitaient privilégier le fonctionnel à l’opulence, l’édifice, habile mariage de brique et de pierre, s’élève, imposant et solennel, mais sans arrogance inutile. Voici ce qu’en écrivit Théodore Garsault dans son « Histoire populaire de la ville du Havre » : « La sous-préfecture est une maison bourgeoise de style Louis XIII très commune. Les beaux arbres de son jardin forment un fond qui la relève un peu. Ce peut être une sous-Préfecture digne d’un chef-lieu d’arrondissement ordinaire, mais ce n’est pas le monument qui convienne à une sous-Préfecture comme Le Havre. Il conviendrait bien moins encore à un chef-lieu d’arrondissement.1 »
De l’autre côté du boulevard, l’espace qui lui fait face, baptisé successivement Place de la sous-Préfecture, avant de devenir la Place Carnot, au bout duquel s’élèvera dans quelques années le nouveau Palais de la Bourse, avait été plantée d’arbres en 1860. C’est l’actuelle Place Léon Meyer, transformée en jardin public en 1921 et dotée d’une fontaine monumentale en céramique en provenance de la manufacture de Sèvres en 1923.
C’est en 1876 que s’achève l’élévation du nouveau Palais de Justice, débuté deux ans plus tôt, qui prenait place à son tour sur la rive nord du boulevard Impérial. L’emplacement qui avait été retenu pour ce faire était à l’origine prévu pour la construction de l’église du nouveau quartier. C’était en tout cas le projet initié par la municipalité, comme le rappelle Claire Étienne-Steiner dans « Le Havre, un port, des villes neuves » : « En 1859, le maire Jules Ancel propose d’implanter l’église de la nouvelle ville dans l’ilot délimité par les rues Jean-Baptiste Eyriès et du Prince-Jérôme (Gabriel Péri). L’architecte voyer de la ville, Hippolyte Coindet, propose le plan de l’abbatiale Saint-Étienne de Caen, « aboutissement de l’architecture normande ».2 » Mais, finalement, le terrain fut racheté en 1868 par le conseil Général et sa destinée se trouva alors changée du tout au tout. La réalisation du Palais de Justice avait été confiée aux bons soins de l’architecte Eugène Bourdais. Il livra un bâtiment de style pseudo-grec, inspiré de la façade ouest du Palais de Justice de la capitale. Sur le parvis, de part et d’autre du grand escalier, on avait élevé deux lions de pierre et deux obélisques qui seront remplacés en 1952 par les statues de Casimir Delavigne et de Bernardin de Saint-Pierre. L’édifice est inauguré le 22 juin 1876. La Justice quitte ainsi le bâtiment de la place du Vieux-Marché, qui sera alloué au muséum d’Histoire naturelle qui s’y installe en 1881.
Cette prospérité de la seconde moitié du XIXe siècle (et du début du XXe) et la notoriété grandissante du boulevard impérial devenu « de Strasbourg » en 1870, a pour conséquence directe l’éclosion de ces immeubles bourgeois aux façades ouvragées, tous plus remarquables les uns que les autres, qui abritent les sièges des grandes compagnies et que nous pouvons admirer encore de nos jours puisque les bombardements de la seconde guerre mondiale, assez miraculeusement, les ont épargnés. Très rapidement, la nouvelle artère devint l’emblème de l’essor économique et industriel du Havre et vinrent s’y regrouper tous les acteurs de ce formidable boum qu’était en train de vivre la cité et qui s’apprêtait à la bouleverser et à la métamorphoser de façon magistrale. Le boulevard devient une extraordinaire vitrine où se côtoient les banques, les compagnies d’assurance et les compagnies maritimes. C’est d’abord le Crédit Havrais, futur Crédit industriel de Normandie, qui s’installe dès 1872 au numéro 79. Les Chargeurs Réunis lui emboîtent le pas, toujours en 1872. Dans un premier temps, ils y installent leurs bureaux avant de faire construire juste à côté un grand immeuble, inauguré en 1890, au numéro 99. Le théâtre-cirque, élevé en 1880, hébergera un temps le cirque Rancy. Plus tard, il deviendra l’Omnia, une des salles de cinéma préférée des Havrais.
L’avènement du XXe siècle confirmera son statut de voie de grand standing. Dès 1900, l’architecte William Cargill avait fait construire à l’angle du boulevard et de la rue Jean-Baptiste Eyriès le grand immeuble de bureaux passé à la postérité sous le sobriquet de « Fort Chabrol ». En 1904, le même Cargill fait élever au numéro 89 le remarquable immeuble qui abritera le siège de la Compagnie générale Transatlantique. En 1907, c’est le Comptoir d’Escompte de Mulhouse, future Banque Nationale de Crédit qui s’installe au 97, et, en 1910, la Banque de Mulhouse, au 93, qui deviendra plus tard le Crédit Commercial de France. En 1931, la succursale havraise du Crédit Lyonnais, qui avait été fondée un demi-siècle plus tôt, s’installe dans le bâtiment qu’elle a fait construire au 106. Le succès et l’attraction du boulevard sont tels que même les autorités militaires vont venir s’y installer. Non loin de la gare, sur la rive est du boulevard, est implantée en 1870 la caserne Kléber, bientôt suivie en 1883 par la caserne Elbé. À l’inverse de la plupart des édifices du boulevard de Strasbourg, épargnés par les bombardements de 1944, les deux casernements, qui abritaient des régiments d’infanterie et d’artillerie, furent frappés de plein fouet. Il ne subsistera d’elles que les bureaux de recrutement, le portail et le cercle des officiers.
Aujourd’hui, le boulevard de Strasbourg est toujours cette artère essentielle à la vie locale où ont pignon sur rue les études de notaires, les cabinets d’avocats, les sièges des grandes compagnies bancaires et d’assurance. On y construisit encore le « Franklin Building », achevé en 1952, et le nouvel hôtel de police qui a ouvert ses portes en juillet 2010, non loin du Palais de Justice…
1) « Histoire populaire de la Ville du Havre, tome 1 », Théodore Garsault.
2) « Le Havre, un port, des villes neuves », Claire Étienne-Steiner, 2005.