La porte d'Ingouville

Autrefois, le voyageur qui arrivait au Havre, qu’il fût piéton, cavalier ou passager d’une de ces diligences qui reliaient régulièrement la ville au reste du pays, n’avait d’autre choix que d’emprunter la chaussée d’Ingouville et de franchir cette porte monumentale qui s’ouvrait dans les remparts nord de la cité avant de s’engager dans la grande rue Saint-Michel qui le conduirait jusqu’aux quais et au port.

Présente sur un plan de la ville dès 1550, la première porte d’Ingouville avait sans doute été édifiée peu de temps avant cette date. Sur ce fameux plan, que l’on doit à Hieronymus Cock, peintre, éditeur, typographe, graveur, marchand d’estampes flamand, cette première porte d’Ingouville nous apparaît comme une sorte d’arc de triomphe, flanqué de part et d’autre des remparts, qui s’élève dans l’axe de la rue Saint-Michel (de Paris) et de la chaussée d’Ingouville. Ses parois semblent être restées à l’état brut, parfaitement lisses, sans aucun relief, ni fioriture et lui confèrent un aspect plutôt austère. Son faîte, constitué de deux pans inclinés, est couronné de créneaux, et un étendard y flotte au vent. Un simple pont, sans doute levis, devait permettre de franchir le fossé qui entourait la ville.

C’est sans doute cet aspect impersonnel, froid et austèrequi déplut fortement au cardinal de Richelieu, devenu gouverneur de la place en1626. En effet, le cardinal estimait que la porte qui était la première vision que le visiteur a du Havre lorsqu’il entrait dans la ville se devait d’être la plus belle et la plus valorisante possible. Il ordonna donc qu’elle soit reconstruite. Et ce sera chose faite en 1632 et les Havrais ne tardèrent guère, en hommage à celui qui en était l’initiateur, à lui attribuer le nom de « Porte Richelieu ». Tous ceux qui eurent les contemporains et les témoins sont unanimes pour affirmer que, vu de la plaine d’Ingouville, l’édifice était impressionnant. Fait de pierres de taille et de briques rouges, flanqué de deux hautes tours rondes, orné des armes de France et d’allégories maritimes, il mariait la force et l’élégance.

Philippe Barrey, dans la communication qu’il a faite en 1916 à l’occasion de la commémoration du IVe centenaire de la ville, nous en fait une description relativement détaillée : « La rue d’Ingouville débouchait sur une voie de 120 pieds, ombragée de chaque côté par une double rangée d’arbres, la chaussée. À peine s’y trouvait-on que l’imposant panorama des remparts se révélait dans toute sa splendeur. Derrière les fossés et les demi-lunes se profilaient les hautes murailles de briques rouges largement rehaussées de cordons de pierre, les tourelles, les guérites et, sur le talus gazonné qui les surmontait, les ormes superbes qui faisaient à la ville une couronne de verdure. Mais, surtout, ce qui forçait et retenait l’attention, c’était l’avancée de la porte d’Ingouville, que dominaient au second plan les tours élevées par le cardinal de Richelieu. L’aspect de cette porte était extrêmement remarquable. Elle se développait sur 40 mètres de largeur. Les tours mesuraient 28 mètres de hauteur. Au fronton, encadrant les armes de France et de Navarre, se trouvaient les statues de l’Océan et de la Seine. Les armes du cardinal y figuraient également (¹) ».

Et Jean Laignel, dans ses « Antiquitez du Havre de Grâce » témoigne en 1711 de l’admiration que suscitait chez les nouveaux arrivants la découverte de cette porte monumentale qui leur était un passage obligé pour faire leur entrée dans la ville : « La porte d’Ingouville, comme on l’a dit, est une des plus belles qui se voye en Europe et quoy que les maisons de la ville soient passablement bien basties, plusieurs étrangers en admirant la ditte porte n’ont pas laissé de dire qu’ils demanderoient volontiers où seroit la ville d’une telle porte (²) ».

Si l’on voulait situer la porte Richelieu dans Le Havre d’aujourd’hui, il nous est possible de l’imaginer s’élever approximativement au carrefour de la rue de Paris et de la rue Richelieu, là où se situait avant la seconde guerre mondiale la place Richelieu, laquelle fut créée après la démolition de la porte.

En 1787, on entreprenait le creusement de deux nouveaux bassins. C’était le plan Lamandé et il allait donner naissance aux actuels bassins du Commerce et de la Barre. Pour mener à bien les travaux, la démolition des fortifications nord de la cité furent nécessaires. Conséquence inévitable de ces transformations, la porte Richelieu était livrée aux démolisseurs. L’œuvre destructrice fut entreprise, selon les sources, soit en 1787, soit en 1790. À la charnière entre XVIIIe et XIXe siècle, la ville s’agrandit vers le nord et les remparts furent reportés 500 mètres au-delà des anciennes fortifications. Une nouvelle porte d’Ingouville y sera construite en 1804.

1) « À travers Le Havre d’autrefois », Philippe Barrey, Commémoration du IVe centenaire du Havre, 1916.

2) « Jean Laignel, Antiquitez du Havre de Grâce », Hervé Chabannes et Dominique Rouet, 2010.